Par M. Maisonneuve, chirurgien de l'hôpital Cochin.
La fracture du rebord de la cavité cotyloïde s'observe assez rarement. Le déplacement de la tête du fémur qui l'accompagne en a d'ailleurs pu imposer dans bien des circonstances et faire croire à une luxation simple. Aussi, ces fractures ont-elles été plutôt mentionnées que décrites, et les symptômes indiqués par quelques auteurs sont-ils considérés, dans les ouvrages de chirurgie les plus modernes, comme déduits de vues théoriques.
Un cas de ce genre s'est récemment présenté à mon observation, et m'a fourni l'occasion d'en constater les véritables signes.
Il s'agissait d'un carrier, surpris dans un éboulement, et amené à l'hôpital Cochin, le 3 mai 1854, avec des lésions multiples: une fracture du bras droit, compliquée de plaie, une fracture comminutive de la cuisse du même côté, et enfin une lésion complexe de l'articulation coxo-fémorale gauche, qui fixa surtout mon attention et qu'à l'aide d'un examen minutieux et sévère, je ne tardai pas à reconnaître pour une fracture du sourcil cotyloïdien, avec sub-luxalion de la tête du fémur. La résolution du membre, par le chloroforme, rendait, au reste, les signes de cette affection assez nets et caractéristiques pour ne laisser aucun doute dans notre esprit.
Voici en quoi ils consistaient: 1° une douleur vive existait au niveau de l'articulation; 2° la cuisse était raccourcie de trois ou quatre centimètres environ; 3° le pied était dans la rotation en dedans; 4° le grand trochanter faisait saillie en dehors; 5° les mouvemens imprimés au membre donnaient lieu à une crépitation très manifeste; 6° une légère traction en bas produisait un soubresaut brusque et une véritable réduction, qui se détruisait promptement dans le mouvement d'adduction du membre et se maintenait, au contraire, si la cuisse était portée en dehors; 7° enfin, pendant cette réduction, il était facile d'imprimer au membre les mouvemens de flexion, d'abduction et même de circumduction. |403|
En présence de ces symptômes, il était évident qu'une lésion grave existait dans la hanche. Mais quelle pouvait être cette lésion? Était-ce une fracture du col du fémur, une luxation ou bien une fracture du sourcil cotyloïde?
La fracture du col du fémur a, pour symptômes, une douleur vive dans la région de la hanche, l'impossibilité des mouvemens volontaires, la crépitation, un raccourcissement de plusieurs centimètres, que l'extension fait disparaître, et qui se reproduit quand on abandonne le membre à lui-même. Or, tous ces signes existaient chez notre malade. Mais, dans la fracture du col du fémur, le pied est tourné en dehors; ici, au contraire, il était tourné en dedans. Dans la fracture, la réduction se fait sans secousses, et le raccourcissement se reproduit dans toutes les positions; ici, la réduction produisait un bruit manifeste et se maintenait quand on portait le membre dans l'abduction.
Les derniers symptômes détruisaient donc les présomptions que faisaient naître les premiers, et ne me permirent pas d'admettre une fracture du col.
Était-ce une luxation? Je pus tout d'abord exclure les luxations sus et sous-pubiennes, qui, l'une et l'autre, s'accompagnent d'une abduction de la cuisse et de la rotation du pied en dehors. Les symptômes de la luxation iliaque et de la luxation ischiatique se rapprochent davantage de ceux que nous avions sous les yeux. Dans l'une et l'autre de ces lésions, en effet, le membre est raccourci et dévié en dedans, comme chez notre malade. La réduction, de même, s'opère brusquement et avec bruit. Mais, dans la luxation simple, il n'y a pas de crépitation; le membre, une fois ramené à son état normal, ne revient pas spontanément à sa position vicieuse: de sorte que nous trouvions encore ici des symptômes contradictoires.
Au contraire, dans l'hypothèse d'une fracture du sourcil cotyloïdien, avec sub-luxation en haut et en dehors, toute la série des phénomènes que j'avais sous les yeux trouvait une explication facile, et le paradoxe disparaissait.
En effet, le raccourcissement du membre, la déviation du pied en dedans, étaient une conséquence forcée du déplacement que la tête du fémur avait dû éprouver en haut et en dehors, par suite de la fracture du sourcil cotyloïdien. Il en était de même de la réduction facile et accompagnée d'un ressaut appréciable, de la reproduction du raccourcissement quand la cuisse était dans l'adduction, de la persistance, au contraire, de la réduction quand la cuisse était écartée en dehors, de la crépitation, enfin, de tous les signes que nous avions notés.
L'existence d'une sub-luxation du fémur, accompagnée de fracture du sourcil cotyloidien, ne laissa aucun doute dans mon esprit.
Je procédai à la réduction en exerçant de légères tractions sur la cuisse. Puis, afin de prévenir un nouveau déplacement, je plaçai le membre dans une position telle, que la jambe était demi-fléchie et le genou fortement porté en dehors. Dans cette position, en effet, la tête du fémur se trouvant dans l'axe de la cavité cotyloïde n'exerçait plus aucune pression sur le sourcil de cette cavité.
Pendant quinze jours, le malade resta dans un état assez satisfaisant, mais au seizième jour, une escarre située près du genou fut le point de départ de graves accidens. Dès que le foyer de la fracture et l'intérieur de l'articulation eurent été, par cette plaie, mis en contact avec l'air, des symptômes de la plus haute gravité, un vaste phlegmon, l'emphysème du membre et des symptômes généraux d'infection putride se développèrent |404| avec rapidité. L'amputation de la cuisse dut être pratiquée le 20 mai.
Quelques jours après, le malade fut pris de frissons, d'accidens d'infection purulente, et succomba le 20 mai 1854.
Autopsie. — Après avoir enlevé avec soin toutes les parties molles qui recouvraient l'articulation coxo-fémorale, je constatai lés faits suivans.
La tête du fémur était parfaitement contenue dans la cavité cotyloïde; elle exécutait tous les mouvemens normaux. La capsule fibreuse, examinée par sa partie antérieure, était saine. Il en était de même des parties osseuses correspondantes, c'est-à-dire de la partie antérieure de la cavité cotyloïde.
En arrière, au contraire, je remarquai les traces d'une fracture qui comprenait toute la partie postérieure du sourcil cotyloidien, mais dont les fragmens étaient déjà soudés.
Les fragmens étaient au nombre de trois: l'un, très large et si parfaitement réuni au corps de l'os, qu'on avait peine à le reconnaître, comprenait la partie postérieure et inférieure du sourcil cotyloidien, l'épine ischiatique, et se prolongeait en écaille vers la tubérosité de l'ischion; le périoste était resté intact à la pointe inférieure de ce fragment, dont il avait empêché le déplacement. Un second fragment, beaucoup plus petit, comprenait la partie postérieure et supérieure du sourcil cotyloidien; un cal incomplet le maintenait soudé à l'iléum; mais il restait un intervalle de 1 centimètre entre lui et le fragment inférieur.
La capsule fibreuse offrait, au niveau de ces deux fragmens, les traces d'une déchirure longitudinale de 2 centimètres d'étendue. L'articulation se trouvait donc parfaitement reconstituée.
En portant le fémur dans une forte abduction, j'ai rompu le cal qui faisait adhérer les fragmens au corps de l'os.
Ces fragmens, entraînés par la capsule fibreuse, se sont écartés l'un de l'autre, et j'ai pu voir la tête du fémur se déplacer en arrière. Dans cette position, la tête de l'os n'avait plus aucun contact avec le cartilage de la cavité cotyloïde: elle reposait, par sa partie antérieure, sur la surface fracturée de l'osiléum. Le ligament rond n'était qu'incomplètement rompu.
Si, dans cet état de choses, j'exerçais sur le fémur une légère traction, en même temps qu'un mouvement d'abduction, la tête de l'os rentrait dans la cavité et les fragmens reprenaient leur position normale.
Cette observation m'a paru intéressante à plusieurs égards:
1° Elle est un exemple bien net de fracture du sourcil cotyloïdien avec luxation;
2° Elle démontre la possibilité de reconnaître d'une manière précise, cette lésion sur l'homme vivant, au moyen des symptômes que l'on n'avait pas encore signalés;
3° Enfin, elle fournit à la thérapeutique de cette affection des données utiles.