Corpus Essonnien

Histoire et patrimoine du département de l'Essonne

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Monnaies du Moyen-Âge découvertes à Chalo-Saint-Mars

Victor Duhamel


L'Abeille d’Étampes 71/19 (13 mai 1882) 2-3 (“Variétés”).


Étréchy, 25 avril 1882.

La science numismatique s’est élevée à la hauteur de celles que l'on cultive aujourd'hui avec éclat. On peut dire que de tous les monuments archéologiques dont l’étude paraît être le plus utile à l'histoire, soit pour sanctionner, soit pour contrôler ou éclaircir bien des faits imparfaitement connus, les médailles ou monnaies tiennent le premier rang.

Pendant plusieurs siècles, les médailles antiques ont eu le privilège exclusif de captiver l’attention des érudits. Maintenant que tout ce qui a pu échapper à la destruction a été recueilli et classé dans les dépôts publics et privés, toute nouvelle découverte est devenue tellement rare que l’apparition d’une médaille grecque ou romaine inédite est, pour ainsi dire, considérée comme un événement. Il n’en est pas de même pour la numismatique du Moyen-Age. Longtemps abandonnée et méprisée comme l’était, d’ailleurs, tout ce qui appartenait aux choses de ce temps-là, cette branche n’a réellement commencé à sortir de l’oubli qu’en 1822, époque où parurent les premiers écrits qui, en nous révélant les pages toujours intéressantes et souvent glorieuses de notre passé, préparèrent une régénération complète des études historiques.

Depuis lors, une suite considérable de travaux, traités généraux, monographies ou recueils périodiques publiés ou en voie de publication, ont obtenu à la numismatique qui commence aux premiers Mérovingiens et se termine à la Renaissance, une place proportionnée à son importance.

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Sans doute, on a beaucoup recueilli, beaucoup disserté, mais la moisson, si bien qu’elle ait pu être faite, laisse encore quelques épis à glaner çà et là, et le rôle modeste de glaneur est le seul que je puisse espérer de remplir aujourd’hui.

Au mois de mai 1881, un grand nombre de monnaies anciennes furent trouvées à Baumont, hameau de la commune de Chalo-Saint-Mars, chez M. Armand, cultivateur. Informé seulement de cette trouvaille à la fin de janvier 1882, je me rendis sur les lieux et j’appris du maçon lui-même, qu’en faisant les fondations d’un bâtiment, il avait extrait d’un trou ménagé dans l'épaisseur d’un vieux mur, à un mètre cinquante centimètres au-dessous du sol, 350 à 400 pièces de monnaie qui furent aussitôt partagées entre plusieurs personnes, puis vendues quelques jours plus tard à un bijoutier, comme mitraille sans valeur. Ayant pu encore recueillir une vingtaine de ces pièces, quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître des deniers et oboles de Charles-le-Chauve, tous à fleur-de-coin!

Voici les noms de lieux inscrits sur ces vingt monnaies: Arras, Bayeux, Chartres, Château-Landon, Chelles, Courtison, Saint-Gaucher, Lisieux, Nantes, Orléans, Le Palais, Quentovic, Rouen, Soissons.

Il n’est pas téméraire de penser que le petit trésor de Baumont a été enfoui à l’époque où des hordes normandes, commandées par Rollon, rabattirent sur Étampes qu’ils pillèrent ainsi que les environs (891 suivant certains annalistes, 911 suivant d’autres), que le possesseur se sauva après avoir mis en sûreté son numéraire, ne confia le lieu de sa cachette à personne et mourut sans réintégrer son domicile. Il est regrettable que l'administration du Musée d’Étampes n’ait pas eu connaissance de cette découverte. C’était une belle occasion d’enrichir le médaillier de cet établissement et d’échanger avantageusement les doubles qui devaient certainement exister dans ce dépôt.

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J’arrive maintenant à une autre trouvaille, beaucoup plus intéressante, au point de vue historique, que la précédente, remontant à plusieurs années et faite également à Chalo-Saint-Mars.

L’empreinte d’une maille d’Édouard III, roi d’Angleterre, fut remise à mon collègue et ami, A. Duchalais, ancien élève de l’École des Chartes, attaché au cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale. Nous tombâmes d’accord, Duchalais et moi, sur le haut caractère de cette monnaie anglaise et je m’engageai à en faire le sujet d’un article destiné à la Revue de Numismatique française, à laquelle nous collaborions quelquefois. Empêché par d’autres devoirs, j’avais oublié ma promesse que vient de me rappeler la récente trouvaille de Baumont.

La monnaie en question faisait partie d’une somme d’argent monnayé découverte dans un champ, au milieu d’ossements humains et de restes d’armure endommagés par la rouille. Les autres pièces, dont j’ai pu me rendre acquéreur depuis, étaient au nombre de trente et de divers pays. Il y avait deux grands blancs aux fleurs-de-lys de Jean-le-Bon, roi de France, 1350-1364; une grande pièce d’argent, frappée à Valenciennes, de Marguerite I, comtesse de Hainaut, 1244-1280; vingt-trois, également frappées à Valenciennes, de Guillaume II, 1337-1345; une, sortie du même atelier monétaire, de Marguerite II, fille du précédent, 1345-1355; une dite heaume-d’argent, de Louis-de-Male, comte de Flandre, 1346-1384; enfin deux appartenant à Jean III duc de Bretagne, 1312-1341.

La maille anglaise est en argent fin, et pèse 1 gr. 60 c. Sur l’une des faces et autour d’une croix à branches égales qui occupe le champ, sont deux légendes circulairement disposées: l’une porte + BnDICTV: SIT: nOMEn: DnI:nTRI. I; la deuxième, placée sous la première, porte: +ED’: REX: AnGLIE. Sur l’autre face existe une bordure de 12 fleurs-de-lys, et au-dessous, l’inscription circulaire suivante: + DnS: hIBERnIE. Au centre, un portail absolument semblable à ceux que l’on voit sur les gros tournois et mailles, qui, frappés pour la première fois sous saint Louis, le furent sans interruption jusqu’à Jean II, et restèrent le type le plus usité comme aussi le plus recherché de la monnaie courante. La première chose qui frappe à l’aspect de cette pièce , c’est son caractère tout français. Avec la monnaie royale de France, même poids, même ressemblance, c’est-à-dire que l’intention a été bien évidente d’établir une similitude trompeuse. Je dirai tout à l’heure pourquoi.

Voyons maintenant ce que nous apprend l’histoire. Après la prise de Calais par les Anglais (1347), Édouard III s’empressa d’établir dans cette ville un atelier monétaire avec ordre d’y faire de la monnaie d’argent semblable pour la forme, le poids et le titre à celle qui se frappait en Angleterre.

Le monarque anglais ne tarde pas à sentir les inconvénients de son ordonnance. Sa monnaie, inconnue dans le pays qu’il venait de soumettre, fut refusée partout; chaque jour, de graves désordres s’élevaient à ce sujet entre les deux peuples. Aussi, dès le 28 mars 1349 parut une nouvelle ordonnance par laquelle le roi laissait au maître de la Monnaie et à la commune la liberté de faire frapper des monnaies conformes à la monnaie royale de France. Grâce à cette transformation, sa monnaie pouvait être confondue avec celle de France, et satisfaire aux exigences de la vie de chaque jour en rendant plus faciles les rapports de commerce alors considérable, celui des laines surtout, que les négociants de Londres entretenaient avec les sujets du continent.

Plus tard, cependant, en 1360, sentant sa puissance mieux affermie, et voulant peut-être rompre tout à fait avec ses devoirs de vassal du roi de France, Édouard ne garda plus de ménagements. Il revint à son premier projet et voulut que sa monnaie, |3| soit d’or, soit d’argent, qui se fabriquait à Calais, fût tout à fait conforme à celle d’Angleterre1).

Il doit donc exister trois monnaies distinctes frappées à Calais pendant le règne d’Édouard III; la première au type anglais, 1348-1349; la deuxième, conforme aux espèces royales de France, fabriquée de 1349 à 1360; la troisième, au type anglais, comme la première, 1300-1377. Les monnaies de la première série et celles de la troisième sont assez communes et se trouvent dans toutes les collections. Celles faites en vertu de l'ordonnance de 1349 étaient tout à fait inconnues avant la découverte de Chalo-Saint-Mars. J’ignore si, depuis, d’autres ont été retrouvées, En tous cas, elles doivent être restées assez rares pour que beaucoup de numismates n’en aient jamais rencontré.

Par suite de quelle longue odyssée la monnaie du roi d’Angleterre, mêlée à d’autres espèces françaises et flamandes, est-elle venue s’égarer aux environs d’Étampes, pour reparaître au jour après plus de cinq siècles d’oubli? La réponse est facile. L’on sait ce qu’étaient les Grandes-Compagnies des milliers d’hommes d'armes de diverses nationalités, Flamands, Lorrains, Bretons, Gascons, Français et Anglais, associés en troupes de bandit pour rançonner sans merci le plat pays. Passés au service du Prince-Noir et commandées par un capitaine nommé Ruffin, ces bandes dévastèrent Ia Bourgogne et la Champagne, traversèrent le Gâtinais, mirent en passant le feu à Chastres (aujourd'hui Arpajon), à Mont-le-Héry, à Estréchies, et allèrent piller Estampes le 16 janvier 1358.

Le sujet dont on a retrouvé les ossements et la bourse était probablement un de ces Malandrins, Tard-venus ou Routiers, ainsi qu’ils se désignaient eux-mêmes. Mort ou peut-être tué à Chalo-Saint Mars, il aura été enterré à la hâte, ses armes et son pécule avec lui. Je donne cette supposition comme fort probable; de plus habiles que moi verront quel degré de confiance il convient de lui accorder.

Victor Duhamel.
Saisie de Bernard Gineste, novembre 2020

1)
Dans la première ordonnance de 1318, il n’est pas question de monnaie d'or; on n’en frappait point encore en Angleterre.
hn/duhamel/1882a.txt · Dernière modification: 2020/11/13 01:12 de bg