Corpus Essonnien

Histoire et patrimoine du département de l'Essonne

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psp:hn.gl.bernard.1921a

G.-L. Bernard

"Monsieur" et Madame Laurent Amodru

Avertissement (2023)

  • Voici une satire d'une rare violence, dirigée contre un acteur important de la vie politique en Seine-et-Oise, Laurent Amodru, président du Conseil général et châtelain de Chamarande.
  • Elle paraît début juin 1921, en première page, dans le périodique La Grimace, alors dirigé par Georges Bodereau, qui avait la vanité de croire que si Amodru ne s'était présenté à nouveau en 1910 à la députation, c'était qu'il en avait été dissuadé par la campagne menée par le très éphémère Républicain d'Étampes, Corbeil et Rambouillet qu'il dirigeait alors, et dont on n'a conservé qu'un seul numéro, du 9 juin 1909.
  • L'auteur quant à lui se présente comme l'ami personnel et l'admirateur du défunt Édouard Béliard (1832-1912), ancien maire d'Étampes (1892-1900), dont il relaie, avec une crédulité toute maçonnique, les ragots les plus ignobles et les plus invérifiables, dont il ne faut pas oublier qu'ils étaient dirigés avant tout contre la bête immonde, Amodru étant notoirement catholique. L'auteur nous le présente en effet d'emblée comme “le frère d'un curé” qui n'avait pas réussi à le caser jusqu'alors malgré de vaines manigances cléricales.
  • On doit encore noter dans cette satire d'intéressantes considérations qui ne passeraient plus aujourd'hui: les Beaucerons qui ont élu et réélu Amodru massivement à chaque fois qu'il s'est présenté à leurs suffrages sont, de leur propre aveu, le produit de l'union d'une vache et d'un cochon; les Auvergnats, comme Amodru, sont tellement près de leurs sous qu'ils ne sont pas capables d'un investissement; les demoiselles de magasins, quant à elles, sont tellement bêtes par nature, que, même devenues millionnaires, elles ne sont pas capables de comprendre que leur situation sociale les placent désormais au-dessus de la caste des médecins.
    • Bernard Gineste, septembre 2023

Scans


Transcription

  • “Monsieur” et Madame Laurent Amodru
  • Ce fut une destinée singulière que celle de Madame Amodru, épouse du député de ce nom, — grâce à elle, multimillionnaire et l'un des plus gros propriétaires immobiliers de Seine-et-Oise. Elle était née de parents de condition plus que modeste, avait été une humble et jolie midinette, puis était entrée comme petite vendeuse aux Magasins du Bon Marché, alors dirigés par leurs fondateurs, M. et Madame Aristide Boucicaut. C'est là que la déesse aveugle l'attendait au coin d'un comptoir. Elle fut remarquée par le fils des patrons, fort amateur du beau sexe, encore que déjà passablement flappi. Il lui fit la cour… longuement, puis, finalement, l'épousa: le père Boucicaut étant mort, malgré Madame Boucicaut mère, qui jamais ne voulut admettre ce qu'elle considérait comme une mésalliance.
  • Héritier “des propres de son père”, Boucicaut fils installa sa jeune femme au château de Chamarande, un domaine superbe, situé sur le territoire de la commune de ce nom, dans l'arrondissement d'Étampes. La vie, pour la jeune femme, ne tarda pas, en dépit du luxe princier, pour elle nouveau, dont elle y était entourée, à devenir morose. Prématurément usé par la fête, son mari, dont la santé devenait chaque jour plus précaire, y avait comme habituel commensal un médecin d'origine polonaise, établi dans la commune voisine d'Étréchy, qu'il eut volontiers attaché les jours durant à sa personne, si l'homme de l'art y eut consenti. Mais ce morticole, encore que le client fut généreux, répugnait à négliger, au seul profit d'un homme dont il pressentait la fin plus ou moins proche, le reste de sa clientèle. Aussi, conseilla-t-il à celui-ci d'attacher un jeune médecin à sa personne, et lui recommanda-t-il le docteur Laurent Amodru, qui venait de terminer assez brillamment ses études, et, bien que frère d'un curé qui n'avait encore pu malgré diverses démarches, lui procurer la grosse dot indispensable pour s'installer, se trouvait plutôt dénué. Le jeune docteur fut agréé, et entra au château de Chamarande en qualité de médecin particulier de M. Boucicaut fils et de sa jeune épouse, aux appointements de deux cent cinquante francs par mois, la table et le logement.
  • C'était pour ce garçon l'existence assurée et, ainsi qu'on va le voir, une chance inespérée de fortune fastueuse.
  • Commensal et médecin des châtelains, Laurent Amodru |2| sut, en effet, mener à merveille une barque encore fragile. En soignant le mari, il plut à la femme, et celui-ci étant mort, en laissant à sa veuve une fortune évaluée à une quarantaine de millions, se vit accorder, à l'expiration des délais légaux, la fortune et la main de son ancienne patronne.
  • Par ainsi, le petit médecin salarié, promu multimillionnaire, régna désormais en maître tout puissant là où il avait été un peu moins que l'intendant, un peu plus que le valet de chambre de Monsieur.
  • Était-il personnellement ambitieux d'agrandir sa situation? Je ne le pense pas. D'origine auvergnate, je crois, il se, fut sans doute accommodé — tel le miteux J.-L. Bonnet de Marcillac, devenu, par la grâce du Bloc National et de ses palinodies politiques, député à 27.000 francs — de cet aurea, pour ce famélique d'hier infiniment mieux que mediocritas. Madame veuve Boucicaut jeune, devenue Madame la doctoresse Laurent Amodru, le fut alors pour deux. Tenue jusqu'alors à l'écart du monde, la nouvelle mariée prétendait, en effet, y faire désormais figure. Elle estimait que son second mariage avec un docteur — titre qui, pour les commis et commises de magasin, ses pairs de la veille, représente vin échelon social de tout premier ordre — avait définitivement nettoyé sa savonnette à vilaine, d'ailleurs jolie. Et le couple fit des visites de noces. Le Docteur et Madame entreprirent la tournée des châteaux voisins. Ils furent plutôt fraîchement reçus. Feu mon vieil et vénéré ami M. Belliard [sic], disciple d'Esquirol, artiste peintre de talent, l'un des prédécesseurs à la mairie d'Étampes de l'honorable et très sympathique M. Marcel Bouilloux-Lafont, le financier bien connu, conseiller général de Seine-et-Oise, contait volontiers à ce propos comment, au château de Gillevoisin, qu'habitait alors feu M. Amédée Dufaure, ancien ministre et député de Seine-et-Oise, M. et Madame Laurent Amodru n'eurent pas la peine de quitter le somptueux landau qui les avait amenés jusqu'au perron: un valet s'étant avancé… pour recevoir leur carte de visite, et leur dire que “Madame et Monsieur ne recevaient pas… ce jour-là”.
  • — Ah! c'est ainsi! rugit, contait M. Belliard [sic] avec un malin sourire, la nouvelle mariée. Eh bien! je leur apprendrai à être polis, à ceux-là! Cela coûtera ce que cela coûtera; mais tu — le jeune ménage n'avait pas encore appris à employer le vous usité entre époux qui savent leur monde — seras député à sa place…
  • Cela coûta trois cent mille francs: ce qui, à l'époque, était un chiffre. Et Monsieur Laurent Amodru, par ce raid de la cavalerie de Saint-Georges, conquit le siège que convoitait son irascible conjointe.
  • Ainsi devenu député, Amodru l'est resté. Les Beaucerons d'Étampes, qui se disent eux-mêmes en leurs heures de franchise: “les produits incestueux du croisement de la vache et du cochon: ayant la stupidité de l'âne et la grossièreté de l'autre”, sont volontiers fidèles à qui les paye. Des années durant: tant que le père Viron, et son complice Laumonnier, à l'époque adjoints au maire de cette ville, ses agents électoraux, alimentèrent, des deniers de Madame, la cagnotte électorale de l'héritier par les femmes de la Maison Boucicaut, ils le réélirent. À peine sa fortune politique subit-elle, il y a quelque quinze ans, une éclipse de quatre années: Amodru ayant, par peur d'un échec, préparé par un journaliste, qui dirigeait alors le Républicain d'Étampes, Corbeil et Rambouillet, M. Georges Bodereau, notre directeur, en lui suscitant un concurrent radical-socialiste: M. Michel Milhaut, avoué à Paris, renoncé, pour cette fois, à la candidature en faveur de François Carnot-Chiris (des tripotages de la Grande Guerre), dont les électeurs bourguignons ne voulaient plus.
  • Il siège aujourd'hui encore à la Chambre, est maire de Chamarande — naturellement — et président du conseil général de Seine et-Oise.
  • G.-L. Bernard.

Bibliographie

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